Histoire de la langue des signes et des sourds
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Les interprètes traduisent le sens vers la langue des signes française ou vers le français en conservant toutes les nuances et la richesse du discours. Une bonne maîtrise des langues de travail et une bonne connaissance des techniques d’interprétation sont donc indispensables pour assurer une prestation de qualité. Mais cela ne suffit pas, il est également important pour les interprètes de connaître l’histoire de la langue des signes et des sourds.
Avant le XVIIIe siècle les situations d’interprétations sont peu relatées et effectuées par des proches des personnes sourdes comme celle de la rencontre entre le roi d’Espagne et d’un artiste sourd chargé de la décoration du palais royal, en 1568. (Bernard, Encrevé, Jeggli, 2007, 13). Vers 1760, l’Abbé de l’Epée, figure emblématique de l’histoire des Sourds, s’intéresse à leur mode de communication. Lui-même entendant, il va réunir les sourds et les instruire gratuitement en utilisant sa méthode des « signes méthodiques ».
Ce n’était de la LSF mais cela respectait la tendance naturelle des sourds à s’exprimer gestuellement. C’est important de le préciser car comme le rappelle Yann Cantin : "Ce n’est pas l’abbé de l’Epée qui l’a inventée (la LSF) ! Cette erreur historique a été maintes fois reprise par de nombreux auteurs et souvent dite dans des articles de recherches, de presse etc... C’est toujours repris de nos jours."
En revanche, il a beaucoup influencé son époque en exposant publiquement sa méthode et en organisant des visites au sein de son école. À sa mort, le gouvernement prend en charge l’institution. Des professeurs sourds y enseignent directement en langue des signes, permettant ainsi à de nombreux sourds de bénéficier d’une instruction. La France est la première nation à bénéficier d’un enseignement de ce type.
De plus, le Code Napoléon paru en 1804 octroie de nouveaux droits aux sourds. Ils sont désormais autorisés à se marier. Les besoins en interprétation, notamment en milieux juridiques, sont alors plus nombreux mais sont majoritairement assurés par des bénévoles. Parallèlement, les sourds s’investissent davantage dans la défense de leurs langues et de leurs droits. Toutefois, le congrès de Milan, tenu en 1880, va venir contrarier l'évolution de la langue et celle de l'interprétation : "Le Congrès de Milan rassemble éducateurs et directeurs des établissements des enfants sourds. L’objectif de cette rencontre est d’ouvrir de nouvelles perspectives éducatives. Les congressistes affirment la supériorité de l’oralisme qui doit être préférée à la méthode gestuelle qui se développe depuis l’Abbé de l’épée, notamment pour des motifs religieux : « Le congrès déclare que la méthode orale doit être préférée à celle de la mimique pour l’éducation et l’instruction des Sourds-Muets. »"
Les conséquences du congrès sont considérables : Yann Cantin explique que les établissements qui enseignaient en langue des signes risquent de perdre leurs financements de la part des conseils généraux. Face à la pression financière, des enseignants sourds sont ainsi mis à la porte mais les résistances sont toujours présentes. Les signes n’ont pas totalement disparu des salles de classe. Par crainte de perdre un financement, se met en place dans certains établissements, un système de répression.
La langue des signes n’a pas été interdite mais plutôt bannie dans le sens où aucun texte n’atteste d’une interdiction sociale ou culturelle. « C’est seulement avec la loi Fabius de 1991 que la mention de la LSF est enfin présente dans un texte de loi ! »
La langue des signes ne disparaît pas, les sourds continuent de la pratiquer lors de banquets, de rencontres sportives, de conférences, etc. Mais pendant plus d’un siècle elle sera largement dévalorisée. Il faudra attendre les années 1970 pour que le Réveil Sourd apporte une évolution majeure dans la reconnaissance de la langue et dans la professionnalisation des interprètes. Les sourds vont prendre conscience que la langue des signes est une langue à part entière. À l’occasion d’un congrès organisé aux États-Unis, ils réalisent le décalage avec les sourds américains. Aux États-Unis, l’instruction en langue des signes et le métier d’interprète ont pu se développer sans entrave. Cette rencontre a été un véritable déclic pour les sourds français. C’est ainsi que l’International Visual Theatre (IVT), centre de théâtre mais aussi un lieu de rencontre et d’enseignement de la LSF, et l’association 2LPE (deux langues pour une éducation) qui promeut le droit à l’éducation bilingue vont voir le jour. Par ailleurs, on assiste à l’émergence de travaux du linguiste Cuxac ou du sociologue Mottez qui œuvrent pour la réhabilitation de la langue des signes et la reconnaissance de la culture sourde.
Du côté des interprètes, ils entament une réflexion sur leur métier : l’interprétation, qu’ils pratiquent bénévolement, est une vraie profession. D’ailleurs, c’est en 1978 que les interprètes créent l'Association Nationale Française des Interprètes pour Déficients Auditifs (ANFIDA), l’objectif étant notamment de regrouper les interprètes et de garantir les qualités professionnelles dans tous les domaines. Médiatisé notamment grâce au journal traduit télévisé et reconnu par certains organismes publics, tels que les tribunaux, les hôpitaux, les services administratifs. La profession commence à être connue du grand public. (Bernard, Encrevé, Jeggli, 2007, 31) Les besoins se multiplient et la nécessité d'ouvrir des formations pour interprètes s'impose progressivement. Une première formation est mise en place, donnant lieu au premier certificat d'interprète. Elle est remplacée en 1983, par une formation universitaire de deux ans après le bac. Elle est abandonnée deux ans plus tard mais en 1987 se tient à Albi le « Ier Symposium européen des interprètes pour déficients auditifs ». L’intervention d’Arlette Morel, responsable sourde du Centre de promotion sociale des adultes sourds (CPSAS), marque les esprits. Elle met en exergue le manque de déontologie des interprètes dans l’exercice de leur métier. Son discours porte la marque d'une réelle réflexion sur la profession de la part des sourds et des interprètes. Faire appel à des bénévoles, amis ou membres de la famille n’est plus acceptable et amorcer une véritable professionnalisation du métier devient plus pressant. C’est à cette époque que l'Association des interprètes change de nom et devient l'Association nationale des interprètes en langue des signes (ANILS). « Déficients Auditifs » est remplacé par « Langue des Signes ». C’est un tournant pour la profession. Désormais les interprètes revendiquent leur travail de traduction et se détachent de cette image d’aide sociale. L’association va d’ailleurs joindre à ses statuts un Code éthique inspiré de celui de leurs collègues en langues vocales. Elle devient ensuite l'ANPILS (Association nationale pour l'interprétation en langue des signes), puis adopte son nom actuel l’Association française des interprètes en langue des signes (AFILS).
En 1988, l'Association Sourds Entendants Recherche Action Communication (SERAC) ouvre une formation d'interprètes de quinze mois. Quelques années plus tard, l'AFILS créé la « Carte Professionnelle », qui reconnaît les compétences des interprètes travaillant sur le terrain depuis plusieurs années même sans diplôme. Cette étape fait évoluer l'association vers une plus grande professionnalisation. Petit à petit d’autres formations vont voir le jour, jusqu’à évoluer à un niveau universitaire. Depuis 2007, il existe 5 formations en France délivrant le diplôme d’interprète, à Paris, Toulouse, Lille et Rouen.
Avec la professionnalisation du métier, rendue possible grâce à la création de l’AFILS et à l’organisation de formations, le profil des interprètes a évolué. Si les interprètes étaient autrefois des personnes côtoyant les sourds dans un contexte familial ou dans le monde du travail, de plus en plus de personnes sans lien direct avec la surdité, investissent le métier. L’histoire de la communauté sourde et l’émergence du métier d’interprète sont étroitement liées. La professionnalisation du métier nait dans un contexte où les pratiques des uns ne correspondent pas aux attentes des autres. Désormais, il ne s’agit plus de faire appel à des bénévoles, amis ou membres de la famille et les sourds exigent un accès impartial et objectif à l’information dans tous les domaines et un comportement plus professionnel de la part des interprètes. Ces derniers souhaitent de leur côté établir un cadre pour exercer leur pratique et se protéger des dérives de l’amateurisme. Ils peuvent désormais faire valoir leur compétences grâce à un diplôme universitaire. De plus, la mise en place d’un code éthique et déontologique est la garantie d’un travail professionnel.